« Le monde à +2°C peut vraiment être un enfer ». Entretien avec Thierry Brunelle (2)

Thierry Brunelle est chercheur CIRAD au Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (CIRED). Il travaille principalement sur les questions de changements globaux en lien avec le secteur agricole. Il a publié en 2015 un article sur l’impact du changement climatique sur la sécurité alimentaire.
NECESSITE ET RISQUES DE L’ATTENUATION DANS LE SECTEUR AGRICOLE
Dans un livre paru l’année de la Cop 21, Le climat qui cache la forêt, Guillaume Sainteny rappelait que l’urgence climatique n’était pas la seule urgence environnementale, ni peut être la plus importante, et que des politiques climatiques pouvaient nuire à l’environnement…
Oui, c’est sûr. C’est lié aux risques de la mauvaise atténuation, qui fait partie de mes champs d’étude[1]. On peut résumer les questions d’atténuation au niveau de l’agriculture de deux manières : soit stocker le carbone dans les sols, en faisant de l’agroécologie, ou dans la végétation, en faisant de la reforestation ; soit faire de la bioénergie, en ayant recours à la capture et à la séquestration du carbone. La première vision est plutôt « bio », portée par exemple dans l’initiative 4p1000 ; la seconde plutôt « techno », liée à tout ce qui est capture et séquestration du carbone (BECCS en anglais). Ces deux visions ne sont pas nécessairement incompatibles, et il faudra sans doute faire les deux. La bioénergie bien faite peut sans doute être utile, mais il faut vraiment se demander ce qu’il se passerait si l’on faisait de la bioénergie à hauteur du tiers ou de la moitié de notre consommation énergétique actuelle. On arriverait alors à plusieurs centaines de millions d’hectare recouverts de plantes pour la production bioénergétique. Les impacts sur le cycle de l’eau et sur la biodiversité seraient potentiellement colossaux. Il y aussi la question de la redistribution de la rente : si c’est une production faite par les agriculteurs, et qu’ils en captent la valeur ajoutée, ça peut être bénéfique pour eux ; si ce sont les grands groupes industriels qui en bénéficient – ce qui est le plus probable – les conséquences sociales peuvent être très dures.
L’environnement peut s’analyser en termes de cycles. Il y a le cycle du carbone, au cœur de nos préoccupations climatiques, le cycle de l’eau, le cycle de l’azote – cycle qui entraine beaucoup de pollutions locales et à un fort pouvoir réchauffant. D’ailleurs, dans l’article de 2009 de Johan Rockström sur limites planétaires (actualisé en 2015[2]), la limite sur le cycle de l’azote est, avec la biodiversité, celle qui est la plus dépassée (même si la méthodologie pour la calculer est moins robuste que pour les autres frontières). Il y a aussi la biodiversité, qui n’est pas un cycle, mais une dimension fondamentale de l’environnement. La bonne atténuation doit permettre de réduire une perturbation sur un cycle, en l’occurrence essentiellement le cycle du carbone, sans augmenter la perturbation sur les autres cycles. On pourrait d’ailleurs ajouter à ces cycles naturels des cycles économiques. Il y a beaucoup d’arbitrage entre cycle du carbone et cycle de l’azote qui sont étudiés, ce que l’on appelle le land sharing versus land sparing. Dans une vision land sparing, il s’agit de faire de la production agricole sur une petite surface avec énormément d’intrants notamment azotés, avec le risque de perturber le cycle de l’azote, mais préservant finalement le cycle du carbone puisqu’on laissera de plus larges surfaces libres pour stocker du carbone. Dans une vision land sharing, on envisage une production agricole multifonctionnelle[3] : l’agriculture n’a plus seulement vocation à produire, elle cherche aussi à préserver la biodiversité et l’environnement local Cela pose de vraies questions scientifiques. Quelle stratégie adopter ? Cette question prend encore plus d’acuité si on la connecte à celle de la bioénergie à grande échelle. Si on veut vraiment atteindre 200 exajoules, soit environ le tiers de notre consommation énergétique actuelle, chiffre parfois avancé par le GIEC pour rester en dessous du seuil des 2°C de réchauffement global, il faudra atteindre des rendements élevés, et donc utiliser beaucoup d’azote pour la fertilisation des plantes, mais aussi beaucoup d’eau. Il y a donc un vrai risque que l’atténuation sur le cycle du carbone se fasse aux dépens du cycle de l’azote, du cycle de l’eau – miscanthus et eucalyptus par exemple en nécessitent beaucoup – et de la biodiversité. La reforestation comporte aussi des risques : il est possible de créer des déserts verts en plantant une essence d’arbre unique ne permettant pas une reconstitution de la biodiversité.
Le monde à +2°C peut vraiment être un enfer. Un monde recouvert de plantations de bioénergie et de forêts sans vie, un monde dans lequel l’eau ne sera plus potable, où les algues vertes envahiront nos côtes, où les cultures se feront avec OGM, une très forte mécanisation, l’utilisation d’intrants systématisés, et où la qualité de l’alimentation serait dégradée. On peut avoir un monde dans lequel les températures n’augmentent pas mais qui serait très loin du monde rêvé des écologistes. La technologie demeure une voie pour l’atténuation du changement climatique, mais ce doit être une technologie intelligente. Timothy Searchinger, le chercheur qui a publié l’article de changements indirects d’usage des sols dans Science en 2008[4] et qui est un précurseur sur les changements d’usage des sols, a donné une définition de la bonne bioénergie : ce sont les plantes qui permettent de créer du carbone additionnel. Par exemple, celles qui pourraient se développer dans des milieux arides et désertiques, comme l’agave, une plante originaire du continent américain. Effectivement, Searchinger dit que faire de la bioénergie sur une bonne terre serait contre-productif car, naturellement, elle aurait vu se développer une forêt avec une grande biodiversité qui aurait stocké plus de carbone. À l’inverse, développer de la végétation dans des milieux où rien ne pousse à l’état naturel représente des bénéfices nets. Après, il faudrait vérifier si ces plantes ne sont pas toxiques pour les animaux – l’agave ne l’est pas mais d’autres peuvent l’être. Il semble en tout cas qu’il y ait quelques solutions pour faire refleurir une partie des déserts.
Autre point fondamental : vérifier que la terre est vraiment libre. Une étude publiée en 2013[5] est partie de l’estimation du foncier disponible dans la littérature scientifique existante, entre 100 et 1000 millions d’hectares. Le chercheur a regardé, avec Google Earth, les points où il était dit que la terre était libre. Il s’est rendu compte que, dans certains cas, les terres étaient en fait utilisées ou encore recouvertes d’eau. Une étude plus approfondie encore, sur le terrain, montrerait probablement que d’autres terres ne sont pas libre non plus, telles que les aires de chasse. Y faire des plantations de bioénergie créerait des problèmes. Ces deux critères restreignent beaucoup les potentiels de bioénergie. Il existe aussi d’autres possibilités comme passer en forêts gérées et utiliser les résidus de forêt dans les centrales thermiques. Celles-ci, pour le coup, demandent de vraies connaissances locales, et non des planifications à échelle globale.
Il y a un cycle du phosphore. C’est un facteur limitant énorme en agriculture. On le mange et il passe ensuite dans nos excréments. Il est très concentré quand il est dans les mines. Ensuite, il se dissout complètement. Une étude publiée en 2010[6] était assez alarmiste. Elle prévoyait un pic phosphate en 2035. Depuis, les études ont montré que l’urgence n’était pas si grande. Il y a chaque année un congrès scientifique sur ces questions. J’y étais il y a deux ans : les conclusions étaient moins alarmistes. La dynamique est très différente de celle de l’azote : le phosphore reste beaucoup dans les sols ; il a un temps de présence beaucoup plus grand. Si bien que dans certaines régions du monde, en Europe par exemple où les sols sont saturés en phosphore, on pourrait arrêter de mettre du phosphate pendant quelques années sans affecter les rendements. Enfin, les stocks de phosphate sont assez difficiles à évaluer, et on en voit réapparaître.
Les travaux du Giec sur les questions d’usage des sols, sur lesquels vous travaillez, vous paraissent-ils suffisamment pris en compte dans les négociations ?
Il y a toujours un temps de latence entre la compréhension scientifique des phénomènes et leur prise en compte politique. Par exemple, la Directive européenne sur les énergies renouvelables et les biocarburants a été votée quasiment au même moment que la parution de l’article de Searchinger, qui en montraient les effets potentiellement nuls et/ou néfastes. Il a fallu ensuite attendre quelques années pour que cette directive soit révisée. Aujourd’hui, il y a une prise de conscience politique sur les questions d’usage des sols qui n’est pas du tout négligeable. On l’a vu avec le 4p1000 lors de la Cop21. Les politiques sont-ils bien conscients de la complexité des problèmes ? On parle beaucoup de stockage de carbone dans les sols et de bioénergie, mais pas des comportements alimentaires. Or, le Giec dit bien que parmi les stratégies d’atténuation du secteur agricole, ce sont les stratégies qui reposent sur la consommation qui sont les plus efficaces. Le gisement potentiel d’atténuation le plus important porte sur les changements de comportements alimentaires. Il est pour l’instant ignoré au niveau politique, voire tabou. Il pourrait faire quitter la table des négociations internationales à pas mal de pays, du Nord comme du Sud. Néanmoins, à des niveaux nationaux, il pourrait y avoir une meilleure prise en compte de ces questions.
Habitudes et comportements alimentaires sont profondément enracinés dans des traditions et des cultures ; ils touchent à l’identité. Nous avons tous en tête la cuisine que nous faisaient nos parents… Les changements en la matière n’ont rien d’évident ; ils peuvent être intrusifs et heurter notre sentiment de liberté. Il faut donc se garder de toute « écologie punitive ». Quand on a l’habitude de manger de la viande, on a du mal à entendre qu’il faudrait maintenant manger des pois et des lentilles. Il existe toutefois des exemples de changements rapides des comportements alimentaires : au Canada, la consommation de légumineuse par personne a doublé entre 1998 et 2011 sous l’influence de politiques publiques. Ceci dit, des changements plus simples sont possibles : sans devenir végétarien, on peut remplacer la viande rouge par de la viande blanche – personnellement, j’en mange encore une fois de temps en temps mais j’essaie de réduire. C’est un progrès substantiel : la viande rouge est très intensive en terres et la viande blanche est meilleure pour la santé ; et l’on peut tout à fait s’y retrouver au niveau gustatif. Une telle substitution parait raisonnable et atteignable. On pourrait faire une campagne publicitaire là-dessus. Ce changement, à la portée de tous, aurait à la fois des gains environnementaux et de santé. On voit là tout ce que les sciences humaines et sociales ont à apporter : si l’équation est simple à poser en termes de calories, elles a de fortes implications économiques (filières, tissu industriel et commercial à recomposer…) et sociales. C’est ce qui manque peut-être au scénario Afterres : envisager une transition plus progressive, par étapes. Pour le reste, leur constat est juste : on consomme en Europe quelque 90g de protéines en moyenne par jour et par personnes, alors que 50 seulement sont nécessaires, et elles sont majoritairement animales, alors qu’en Inde 80% sont végétales.
Une autre grande question est celle du gaspillage alimentaire. Une étude de la FAO[7] montre que si ce dernier était un pays, ce serait le 3e émetteur de GES au monde… Agir là-dessus serait peut-être la première chose à faire. Il faut reconnaître que, en France, le gouvernement est actif sur le sujet[8]. Mais au-delà de campagnes de sensibilisation, il faut donner aux gens les moyens de ne pas gaspiller : personne ne jette la moitié d’un repas par plaisir. Mais ça n’est pas évident, d’autant plus que le mode de vie urbain pousse énormément au gaspillage. Je ne suis pas sûr qu’au niveau individuel on gaspille beaucoup plus qu’à une certaine époque ; simplement, auparavant, quand il restait quelque chose dans votre assiette, c’était donné aux poules ou aux cochons. Aujourd’hui, on n’a plus ce genre de chose. Quand j’étais petit, j’allais donner le pain dur à un élevage de poules à côté. Or, le pain occupe la première place dans le gaspillage alimentaire[9]. On peut faire des gâteaux de pain mais ça prend du temps. Cuisiner, en ville, peut être compliqué du fait de l’absence ou de la taille réduite des cuisines ; de même trier ses déchets… Des solutions existent : mettre en place des poulaillers urbains pour valoriser nos déchets alimentaires – comme on va mettre nos vêtements dans des conteneurs Relais – , des composteurs… Ce sont des habitudes que les gens peuvent prendre assez facilement par rapport à un changement drastique de régime alimentaire, ce qui serait une révolution.
On peut s’étonner de l’insistance sur la viande, alors que l’on prend beaucoup plus l’avion qu’avant[10]…
C’est une question que l’on s’est posée, en partant d’une simple discussion avec un collègue. Moi, arrêter de prendre l’avion ne me pose pas de problème (je suis assez casanier) ; par contre, j’aurais beaucoup de mal à arrêter de manger de la viande. À l’inverse il paraît inconcevable pour mon collègue d’arrêter de prendre l’avion, mais il pourrait devenir végétarien sans problème… On a alors décidé de faire une enquête là-dessus, auprès d’un échantillon de 800 personnes. On s’est rendu compte que les transports sont le domaine où les gens sont le moins prêts à faire des efforts pour réduire leurs émissions, derrière l’alimentation, l’habitat et l’achat et l’utilisation d’équipements. Les questions de représentation et de perception individuelles jouent énormément[11]. Les aspects culturels, les habitudes, les goûts sont les raisons les plus citées pour ne pas adopter une alimentation plus durable. Mais plus étonnant, la raison de loin la plus citée est liée aux questions de santé et au risque de ne pas consommer suffisamment de protéines, alors qu’il est tout à fait possible de substituer des protéines végétales (contenues par exemple dans les lentilles, les haricots, les pois) aux protéines animales et qu’on sait qu’un régime végétarien ne pose aucun problème de santé. Par ailleurs, il est clair que, d’un point de vue environnemental, l’avion est une catastrophe : les efforts faits sur la viande en une année peuvent être annulés en un seul aller-retour aérien de 8000 km ![12]
SECURITE ALIMENTAIRE ET CHANGEMENTS CLIMATIQUES
Quelle lecture faites-vous de l’Accord de Paris au regard des enjeux de sécurité alimentaire ?
Il y a un progrès, au sens où c’est la première fois que la sécurité alimentaire est reconnue en tant que telle dans un accord international sur le climat. En revanche, le glissement sémantique vers la « production alimentaire » est dommageable. De nombreuses études ont montré qu’on peut augmenter la production alimentaire sans améliorer, voire en détériorant, la sécurité alimentaire[13].
Quant à l’objectif de tendre vers le 1.5°C d’augmentation de la température moyenne en 2100, c’est une question qui a été récemment discutée lors d’un congrès à Montpellier qui rassemble les modélisateurs sur les questions agricoles[14]. On a notamment évoqué le rapport spécial sur le 1.5°C – il n’est pas sûr que la sécurité alimentaire y soit vraiment traitée, ce qui serait dommage. Au niveau des impacts agricoles, les pertes seront équivalentes à celles projetées dans un scénario 2°C. Par contre, les coûts de l’atténuation sont bien supérieurs, avec une nécessité de faire de plus en plus d’émissions négatives – c’est-à-dire reforestation ou bioénergie avec capture et séquestration du carbone (BECCS) – qui implique une emprise foncière. Celle-ci entraîne des risques pour la sécurité alimentaire, qui sont difficiles à mesurer. La production de bioénergie peut créer du revenu pour les agriculteurs et finalement améliorer leur sécurité alimentaire, mais cela dépend de la redistribution de la rente : bénéficiera-t-elle au petit agriculteur ou, comme on peut le passer, à la multinationale de production de bioénergie ?
Dans votre article de synthèse sur l’état des travaux scientifique relatifs à la sécurité alimentaire et sur les changements climatiques, vous écrivez que « Baldos et Hertel (2014) estiment qu’en raison du changement climatique, la population victime de malnutrition augmentera de 27 millions en 2050 par rapport à un scénario de référence sans changement climatique » (p.19). Ailleurs, on a souvent avancé le chiffre de 600 millions de personnes à l’horizon 2080[15]… Que faut-il penser de ces chiffres ?
Il est délicat de faire des projections concernant la population victime de malnutrition. Cela dépend en grande partie du scénario de changement climatique et de croissance économique retenu. En l’occurrence, dans l’article que je cite[16], on parle d’une augmentation de 27 millions de personnes. Ce chiffre a été repris dans le dernier rapport du GIEC, mais le précédent rapport (AR4) mentionnait des estimations allant jusqu’à +170 millions de personnes victimes de malnutrition par rapport à un scénario sans changement climatique. La croissance économique joue également un rôle important pour réduire le nombre de personnes qui sont en situation de malnutrition. La littérature scientifique sur le sujet souligne que les changements climatiques sont un facteur secondaire par rapport à la croissance économique. Il peut-être trompeur de parler en termes de projections quantifiées à 30, 50 ou 80 ans. Ces chiffres n’ont de sens qu’en fonction des hypothèses retenues. Les modèles utilisent des distributions de consommation alimentaire et font des hypothèses sur ce que le changement de la moyenne des distributions entrainera sur la variance. Autrement dit, ils simulent une augmentation de prix, son impact sur la consommation alimentaire moyenne, et, à partir de là, estiment le nombre de personnes en plus qui seront bien ou mal nourries. C’est intéressant, mais il faut que les hypothèses faites sur les mouvements de la distribution soit bonnes, et il n’y a pas vraiment de moyens de valider ces hypothèses. Les chiffres n’ont donc pas un grand intérêt. Ce qui importe, c’est l’analyse de la causalité de la sécurité alimentaire et la hiérarchie de facteurs : le facteur climatique est-il plus ou moins important que le facteur économique ? Est-on plutôt sur une question de production ou plutôt sur une question de réduction de la pauvreté ? Au final, l’équité de la croissance économique prime sur les changements climatiques dans la réduction de la faim.
Quoiqu’il en soit, il faut que nous ayons une bonne analyse de l’impact des changements climatiques sur la sécurité alimentaire et l’on en est encore loin. Pour l’instant, on a une bonne analyse des impacts sur la production alimentaire. Nous sommes ensuite face à ce que l’on appelle en science une « cascade d’incertitudes » : pour arriver des changements climatiques jusqu’à la sécurité alimentaire, il nous faut faire une série d’hypothèses sur les changements climatiques d’abord, puis sur leurs impacts sur les rendements, sur l’impact de la variation des rendements sur les prix, et sur l’impact des variations de prix sur la sécurité alimentaire. Quatre niveaux différents donc, comportant chacun des incertitudes. Il y a encore beaucoup de travail afin d’estimer correctement l’impact de la variation des rendements sur les prix. Et encore plus sur l’impact de la variation des prix sur la sécurité alimentaire. En plus, comme je l’explique dans l’article, certaines dimensions de la sécurité alimentaire sont sous-étudiées : la variabilité climatique – plusieurs études ont montré que c’est la répétition des crises plus que l’ampleur des crises elles-mêmes qui importent ; ou l’élevage – crucial pour la résilience des systèmes. Dans le 5e rapport du Giec, ces deux questions étaient sous-étudiées. Il faut aller sur toutes les zones d’ombre de ce rapport et faire remonter la question de l’accès à l’alimentation dans l’agenda. De plus, on sait que l’insécurité alimentaire touche principalement les paysans des pays du Sud. Il pourrait y avoir des réflexions sur des structures de fermes (cependant très difficiles à relier à la question des changements climatiques) et sur la répartition de la rente. Il existe des travaux sur cette dernière, surtout en France sur les questions de partage de la valeur ajoutée. Les appliquer au secteur agricole des pays du Sud est techniquement faisable et peut apporter des éléments utiles, là encore plutôt au niveau des indications que des chiffres bruts. Enfin, les analyses historiques et les études de cas sont à exploiter davantage. Ce qu’il se passe en Éthiopie en ce moment est vraiment intéressant[17]. Le choc climatique et le choc sur les rendements agricoles sont plus importants que celui des années 1980, et la crise alimentaire est beaucoup moins grave qu’alors, même s’il faut se méfier de la communication gouvernementale[18]. L’Éthiopie est bien plus riche que dans les années 1980 et a réussi, en partie, à absorber le choc. Mais attention : si dans deux ans ou six mois, une crise similaire se répète, l’Éthiopie en subira les effets de plein fouet, les réserves et les filets de sécurité ayant été épuisés. D’une manière générale, il faut aussi partir d’éléments locaux car les problèmes d’insécurité alimentaire se posent à l’échelle locale. Peut-être faut-il des punchlines locales, plutôt que de grands chiffres auxquels personne ne croit…
Que pensez-vous du modèle agroécologique, mis en avant par beaucoup de mouvements paysans et sociaux ?
Aucun élément théorique ne s’oppose à l’agroécologie. Il y a simplement certains bénéfices dont on peut douter, notamment en matière d’emploi. Une agroécologie mécanisée est envisageable : des modèles de fermes de ce type existent. Mais ce n’est pas le point majeur. En termes de rendements, il n’y a pas d’études ayant porté spécifiquement l’agroécologie.
Ce que montrent les études sur les rendements de l’agriculture biologique est que la différence de rendements avec l’agriculture conventionnelle s’estompe avec le temps grâce aux effets d’apprentissage. Comme les travaux les plus sérieux le soulignent, la principale difficulté est de gérer la phase de transition au cours de laquelle on enregistre une baisse de rendements. Les questions d’apprentissage sont à prendre très au sérieux. Il ne faut pas oublier que ceux qui se sont lancés dans l’agroécologie jusqu’à présent étaient ceux qui avaient le plus envie de le faire, et donc on fait preuve d’un grand dynamisme et développer les meilleures pratiques. La transition agroécologique ne pourra pas être imposée, il faut que les agriculteurs aient envie de s’y lancer et d’apprendre.
Et l’agriculture intelligente face au climat (climate smart agriculture) ?
L’agriculture intelligente face au climat vise à améliorer l’efficacité de l’utilisation de l’ensemble des ressources naturelles. C’est ainsi que je le conçois, au-delà des questions polémiques autour du concept. On arriverait ainsi à répondre à la fois aux questions d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques. Je ne suis pas au fait des jeux d’acteurs derrière cette notion[19], mais il est sûr qu’une efficacité de l’usage des ressources est bénéfique et permet de concilier différents intérêts. Il y a cependant une limite claire à ce gain d’efficacité : celui-ci ne doit pas entraîner d’effet rebond. Deux questions scientifiques restent donc pendantes : comment augmenter l’efficacité de l’usage des ressources ? Comment découpler efficacité et effet rebond ?
Propos recueillis par Jean Vettraino à Paris, le 8 juillet 2016.
Notes
[1] De même, il existe des risques de mauvaises adaptation, ou « maladaptation ». Pour une présentation synthétique de ceux-ci cf. Valentine Van Gameren, Romain Weikmans, Edwin Zaccai, L’adaptation au changement climatique, La Découverte, 2014, p. 101.
[2] Stéphane Foucart, « La planète a atteint ses limites », Le Monde, 15.01.2015.
[3] https://wle.cgiar.org/thrive/big-questions/why-focus-ecosystem-services-rural-communities/land-sharing-or-sparing
[4] Et al., “Use of U.S. Croplands for Biofuels Increases Greenhouse Gases Through Emissions from Land-Use Change“, Science, 2008.
[5] Fritz S. et al., 2013, “Downgrading Recent Estimates of Land Available for Biofuel Production”, Environ. Sci. Technol. 47, pp. 1688-1694.
[6] Cordell D.J., White S. & Lindstrom T., 2011, “Peak phosphorus: the crunch time for humanity?”, The Sustainability Review, vol. 2, n°2.
[7] Food wastage footprint : impacts on natural resources, FAO, septembre 2013. Le rapport souligne que les coûts environnementaux sont d’autant plus élevés que la perte des aliments se produit en aval de la chaîne.
[8] Voir aussi : http://www.casuffitlegachis.fr/particuliers/je-minforme-0/le-gaspillage-alimentaire-un
Début 2012, le Parlement européen a adopté une résolution demandant des mesures urgentes pour réduire de moitié le gaspillage alimentaire d’ici 2025 : http://agriculture.gouv.fr/le-parlement-europeen-adopte-des-resolutions-antigaspi .
[9] Cf. le Livret pain de France Nature Environnement. Différents initiatives cherchent à orienter les déchets alimentaires vers l’alimentation animale, comme le fait l’association « Pain pour la faim ».
[10] En France, depuis 1990, les émissions de CO2 liées à l’aviation ont augmenté de 65%, alors même que les émissions nationales moyennes ont baissé de 10% environ. Cf. « Avions : le deal du Terminal », dans Jade Lindgaard, Je crise climatique. La planète, ma chaudière et moi, La Découverte, 2014. Au niveau mondial, les besoins des compagnies aériennes sont évalués à 39000 avions pour les 20 ans à venir. Cf. Guy Dutheil, « Dopés par la hausse du trafic aérien, Airbus et Boeing tablent sur un afflux de commandes », Le Monde, 13.07.2016.
[11] Brunelle, Coat, Viguié, « Demand-side mitigation options of the agricultural sector: potentials, barriers and public policies ». A paraître dans la revue OCL (Oilseeds and fats, crops and lipids).
[12] Voir la carte réalisée avec Vincent Viguié qui montre jusqu’où un habitant de France peut partir en vacances sans annuler le bénéfice environnemental annuel d’un régime végétarien.
[13] Sandrine Dury, Arlène Alpha et Anne Bichard, Identifier et limiter les risques des interventions agricoles sur la nutrition, Étude réalisée pour le compte d’Action Contre la Faim, Working Paper UMR Moisa 2014.
[14] AGMIP 6 Global Workshop, 28-30 juin 2016, Montpellier.
[15] UNDP, 2008, Human Development Report 2007/2008-Fighting climate change: human solidarity in a divided world, p.18.
[16] Baldos, U. and T.W. Hertel, 2014. Global food security in 2050: The role of agricultural productivity and climate change, Australian Journal of Agricultural and Resource Economics, (58):1-18, doi: 10.1111/1467-8489.12048
[17] Laetitia Van Eeckhout, « El Niño menace la sécurité alimentaire en Afrique australe et en Éthiopie », Le Monde, 22 avril 2016 ; Obi Anyadike « Un invité indésirable : l’Afrique face à El Niño en 2016 », irinnews, 23 décembre 2015.
[18] RFI, « Éthiopie: malgré la crise alimentaire, une image à préserver », 14 octobre 2015.
[19] Pour une grande partie de la société civile, l’Alliance mondiale pour l’agriculture intelligente face au climat (GACSA selon son acronyme anglophone) fait surtout le jeu des multinationales du secteur : http://www.climatesmartagconcerns.info/